Anticipation
L’anticipation est un sous-genre de la science-fiction qui propose une vision particulière de l’avenir. On la retrouve en littérature, en cinéma, en jeu-vidéo, dans les jeux de rôles, en jeux de société et parfois dans l’art numérique.
Les écrivains des mondes possibles
Anticiper, c’est à la fois prévoir l’avenir, imaginer le futur, et écrire le présent. Quand l’artiste nous offre sa vision des temps qui viennent, il nous donne aussi une critique de son monde. Cette critique dérange et secoue ses contemporains, mais elle s’inscrit forcément dans la pérennité vu que son cadre est intemporel. Le créateur d’art, qu’il utilise des mots, des images ou des sons, va construire un univers dérivé de son expérience immédiate. Il va l’étendre, la prolonger, la rendre difforme, presque méconnaissable, jusqu’à arriver parfois à la frontière de l’absurde.
Le tableau qu’il nous invite à observer nous rappelle notre quotidien bien qu’il soit totalement exotique. Il nous permet alors de poser un regard neuf sur notre vie, d’où peuvent naître des critiques, des créations et entraîner des changements.
Je voudrais vous présenter trois aspects que l’on peut déceler chez mes écrivains d’anticipation favoris, trois facettes qui ne sont ni contradictoires, ni exclusives, et qui peuvent cohabiter ou vivre seules.
Le critique
Anticiper, c’est donner un regard neuf. Montesquieu avec les Lettres Persanes, donne le premier exemple marquant d’un procédé littéraire qui s’appelle le regard étranger et qui sera ensuite souvent réutilisé. En inventant les deux personnages d’Usbek et Rica, des voyageurs persans découvrant la société française de son époque, il offre un nouveau point de vue et se permet de critiquer le système de façon discrète. Les auteurs des textes sur le futur peuvent d’une façon semblable nous amener à considérer notre vie avec du recul. Je pense à Georges Orwell dans les années vingt qui décrit le ministère de la vérité de son roman 1984, qui redéfinit les mots, change les archives, et marginalise certaines pensées. Son fonctionnement ressemble au fonctionnement de l’appareil de propagande communiste qui lui est contemporain, et pour faire un autre parallèle aujourd’hui on peut se demander quelle est la différence entre France Télévision et la Pravda. Le lecteur, bien qu’il soit dans un monde qui lui est complètement étranger, va retrouver dans la fiction les mêmes mécanismes d’oppression et de corruption présents sous son nez, dans son quotidien.
Dans Fondation d’Isaac Asimov, l’auteur nous décrit un phénomène politique multi-générationnel. Il décrit la transmission du pouvoir au cours de plusieurs décennies, et cela peut nous apparaître comme une forme de stabilisation systémique et inévitable ayant lieu après un événement de création chaotique. Pour donner une suite à l’explosion du big bang de la connaissance, les élément de contrôle social s’alignent toujours selon la même classification. Cela commence par la découverte d’une nouvelle science avec la caste des Encyclopédistes qui arrive en premier, et tente de mettre en pratique ses idéaux. Puis c’est la caste des Politiciens qui s’empare de ce même pouvoir afin de l’administrer et de l’organiser. Enfin la caste des marchands peut prend le controle par une manoeuvre habile et astucieuse, sans avoir ni légitimité ni mérite. Cette grande fresque historique était marquante quand Asimov l’a écrite dans les années 40, elle résonne toujours aujourd’hui et on pourrais la déceler plusieurs fois dans l’histoire.
Le créateur
L’artiste ne peut pas critiquer si il ne construit pas, et pour cela l’anticipation est un champ d’exploration formidable. En faisant un saut dans le futur, le créateur a accès à une panoplie de technologies dont il n’a pas besoin de rationaliser tout le fonctionnement, comme devrait le faire un ingénieur. Cette abondance n’a pour limite que la sobriété de l’auteur, et si certains peuvent nous immerger dans un catalogue de produits jusqu’à l’étourdissement comme Alain Damasio, d’autres se concentrent plus longuement sur une invention particulièrement marquante.
Le Voyage dans la Lune d’après Jules Vernes, Georges Méliès, 1902.
Un des plus grands visionnaires techniques dans la littérature fut Jules Vernes. Son regard plonge parfois plusieurs dizaines d’années dans le futur, et il est capable d’imaginer ce qui compose le quotidien de l’an 2000, mais dont il n’avait aucun exemple abouti en 1850. Il imagine le Nautilus un sous-marin motorisé, l’Albatros un hélicoptère électrique, mais aussi la capsule spatiale qui va sur la lune, la télévision holographique d’une cantatrice décédée, et même le tunnel sous la manche. Toutes ces inventions ne sont que des chimères, des assemblages qu’il produit à partir des balbutiements de son époque vibrante de positivisme scientifique. Mais il a l’audace de décrire au cours de ses aventures tous ces objets merveilleux, sans se confronter au mur de la matérialité. Les ingénieurs suivront ensuite le créateur dans les pistes qu’il a explorées.
Il en va de même avec un autre aspect d’Isaac Asimov, c’est celui qu’il dévoile dans sa saga sur les Robots. En imaginant cet être d’un genre nouveau, le bon docteur doit aussi établir les règles de son fonctionnement social. C’est pour cela qu’il conçoit les trois lois de la robotique, ainsi que la loi zéro. Chaque terme employé dans leur formulation, ainsi que leur ordre de priorité ont été savamment réfléchis. Sujettes à controverses et discussions, ces lois ouvraient il y a 80 ans un débat dont l’actualité est brûlante. Par ses fictions il les met en pratique et montre leur solidité et leur défauts, mais c’est par son invention qu’il a donné l’impulsion humaine à un débat inévitable : les droits et les devoirs des machines.
Le rêveur
Entre ces auteurs critiques et créateurs, se trouve une troisième catégorie, celle de ceux qui délirent. Perdus dans le présent, ils ne parviennent à se projeter dans le futur que lorsqu’ils partent du passé. Ils ne décrivent pas un temps à venir, mais celui qu’ils vivent. Seulement ils le décrivent changé, perturbé par une modification historique et qui fait qu’il n’est plus, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. C’est l’uchronie, ce temps inexistant permettant d’explorer un univers parallèle. A la façon de Phillip K. Dick dans “Le maître du haut château”, qui imagine une histoire ou deux univers contradictoires coexistent : celui ou le troisième reich à gagné la guerre, et celui où il l’a perdu. L’auteur lève un coin du voile des mondes possible, et laisse découvrir une autre voie dans un arbre aux embranchements vraisemblables. De même, Lovecraft nous fait imaginer la réalité antédiluvienne des titans et de l’atlantide disparue, laissant l’horizon être assombri par un destin inévitable. Il n’est pas dans l’anticipation, mais il laisse voir le futur.
D’une autre manière, c’est en encodant les péripéties de ses nombreux personnages dans la réécriture du passé et les précis de descriptions technologiques, que Neal Stephenson laisse voir une réalité du monde très légèrement différente, dans sa saga le Cryptonomicon. Il rève un autre univers, dans lequel sa vérité à été cryptée et que ses héros vont déchiffrer. Leur travail leur donne accès à ce mensonge devenu vrai par leur enquête. En cherchant ce nouveau monde, ils l’ont réalisé. Comme un mythomane dont les répétitions deviendraient indubitables, l’auteur convaincu, passionné et sincère peut matérialiser sa fiction.
Mais le rêveur, c’est aussi celui qui fait un cauchemar, et qui doit vaincre des démons. C’est cet aspect qui se retrouve le plus chez celui qui crée un monde post-apocalyptique. Car celui-ci n’est plus ni dans le passé ni dans le futur, mais dans l’ailleurs, dans un monde nouveau, plus sauvage, où tout est réinventé pour survivre. C’est dans ce tableau totalement obscur qu’il réussit à nous transmettre l’espoir ultime : celui que l’humain saura toujours s’adapter à tout, même au pire. La collapsologie est une anticipation scientifique, qui permet d’imaginer le monde d’après en oubliant celui d’avant.
Le monde et les démons
Par son aspect critique, créateur et novateur, l’anticipation est un domaine éminemment subversif et révolutionnaire. Sorti des rayons académiques et consensuels de la littérature et des beaux-arts, ce genre est souvent relayé à la marge, mais c’est ce qui en fait sa force et son essence. L’anticipation ne saurait jamais être un art bourgeois, c’est-à-dire une expression créatrice consensuelle, faite pour satisfaire le besoin de sécurité et nous soulager de l’ennui existentiel. C’est pour cela que cet appel du futur à toujours été lié aux changements sociaux et qu’il est central dans des courants artistiques comme la science-fiction soviétique, l’afro-futurisme ou les univers dérivés du punk. L’anticipation, en abattant des murs et en érigeant des ponts vers un avenir meilleur, donne le pouvoir au peuple créateur, désormais capable de construire le monde dans lequel il veut vivre. C’est un art qui ne peut être jugé ni par les pairs, ni par les experts, mais qui appartient aux spectateurs et à ses acteurs. Cette contrée fertile amorce le mouvement d’une création partant de la base pour aller au sommet. Enfin l’artiste lui-même, peut l’utiliser pour exorciser certaines visions sombres de l’avenir qui l’effrayait personnellement, et vaincre ses dragons.